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Interview de S.E Madame Véronique ROGER-LACAN par Léonie ALLARD, ancienne élève et membre du CA

Parcours d'alumni

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21/02/2018


S.E. Madame Véronique ROGER-LACAN  est Ambassadrice, représentante permanente de la France auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe[1] depuis septembre 2015. Elle est diplômée en droit international public de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, ainsi qu’en langue et civilisation hindi de l’Inalco. En septembre 2015, elle a été intégrée au Ministère des affaires étrangères dans le corps des Ministres plénipotentiaires. Elle a précédemment occupé divers postes au sein du Ministère des affaires étrangères, à la Délégation aux affaires stratégiques du Ministère de la défense et au Haut-commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés. 

                         

Léonie ALLARD[2]Vous commencez le hindi à l’Inalco après vos études secondaires. Pourquoi des langues et pourquoi celle-ci en particulier?


Véronique ROGER-LACAN – J’ai vécu à l’étranger avec mes parents et très vite j’ai décidé de faire une carrière dans le domaine des relations internationales et de la diplomatie. Mon père était professeur de lettres dans les lycées français à l’étranger : j’ai vécu 4 ans au Viêt Nam, 6 ans en Ethiopie et 6 ans au Maroc. À l’époque j’envisageais notamment de préparer le concours d’Orient du Quai d’Orsay, mais c’est par un hasard total que je me suis inscrite en hindi aux Langues’O! Étant d’origine indienne, mon projet était d’étudier quelque chose tout à fait loin de ce que ma famille avait pu être. Je voulais étudier l’hébreu ou le russe et quand je suis arrivée pour m’inscrire à l’Inalco, les deux licences étaient complètes!


L. A. – Comment avez vous vécu vos années étudiantes à l’Inalco ?


V. R. L. – A l’Inalco, j’ai eu des professeurs formidables. J’ai adoré le couple JOSHIou encore Monsieur CHAMBARD, professeur de civilisation. Comme j’étais aussi inscrite en droit international public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et que je n’étais pas d’une famille très aisée, je travaillais. Je faisais donc ces trois choses en même temps et pas forcément très bien.


L. A. – Vous obtenez donc deux licences en 1988. Comment se passe la transition vers le monde professionnel ? Le hindi a-t-il joué un rôle ?


V. R. L. – Je voulais vraiment utiliser mon bagage en hindi pour trouver mon premier poste, mais finalement j’ai commencé ma carrière autrement. Au départ, mon objectif était donc de présenter le Concours d’Orient en hindi, malheureusement des circonstances de ma vie assez dramatiques ne me l’ont pas permis. J’ai choisi une autre voie. J’ai donc commencé à travailler à l’ONU en espérant exploiter mes connaissances en hindi…mais j’ai été envoyée au Cambodge… (rires) où j’ai appris le thaï et le khmer. Finalement, ce n’est que plus tard dans ma carrière que j’ai rejoint enfin mes terres de prédilection en étant recrutée comme sous-directrice de l’Asie méridionale au Quai d’Orsay. À partir de ce moment là j’ai pu rentrer en contact avec des homologues pakistanais et indiens, même si nous ne nous communiquions peu en hindi, car en réalité, ils parlaient tous très bien anglais et les négociations se faisaient dans cette langue.


L. A. – Revenons donc un instant en arrière au moment de votre arrivée au Cambodge. En avril 1989, le retrait unilatéral et sans conditions de l'armée vietnamienne est confirmé au Cambodge après plusieurs années de dictature et de guerre civile. Dans ce contexte, pouvez-vous nous parler de votre premier poste ? 


V. R. L. – Je suis partie en septembre 1989 avec l’envoyé spécial du Secrétaire des Nations Unies pour la paix au Cambodge. C’était à l’époque de la négociation des accords de paix avec les quatre parties au conflit: Hun Sen[3], les Khmer Rouges, les Sonsanniens[4] et les Sihanoukistes.[5] Il y avait les accords de paix ainsi que beaucoup d’annexes à négocier, et toutes les diplomaties intéressées s’y employaient. Je me suis occupée de l’annexe Réfugiés et Personnes Déplacées et à ce titre je faisais beaucoup de missions dans les camps en Thaïlande, qui étaient en fait des camps de factions. Chaque partie au conflit avait ses camps, les Sihanoukistes avaient leurs camps, Sonsanniens avaient leurs camps…les Khmer-Rouges avaient leurs camps, et la partie Hun Sen était installée dans le pays. Après cela j’ai continué au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) pour travailler sur la question du rapatriement des 300 000 réfugiés cambodgiens dans leur pays pour qu’ils puissent voter pour les premières élections après la terreur khmer-rouge, en mai 1993.[6]


L. A. – Quelles sont les principales étapes de votre carrière dont vous aimeriez parler à des étudiants de l’Inalco ?


V. R. L. – J’ai eu une carrière qui m’a énormément satisfaite, que j’ai aimée. J’ai été très passionnée par ce que j’ai fait, avec beaucoup d’engagement personnel. J’ai passé six années avec le HCR, d’abord au Cambodge, puis pour la protection des populations civiles pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine. J’ai ensuite travaillé longtemps avec Michel MIRAILLET, le Directeur des Affaires stratégiques du Ministre de la défense, aujourd’hui la Direction Générale des Relations internationales et de la stratégie. J’étais adjointe en charge de la gestion des crises…il y a eu la Libye, la piraterie, l’Afghanistan, la République démocratique du Congo, des crises de ce type là. C’est Michel MIRAILLET qui m’aidée  à intégrer le quai d’Orsay et Nathalie LOISEAU qui m’a encouragée à négocier mon intégration dans le corps des Ministres plénipotentiaires, avec d’autres amis qui m’ont aidé, notamment Paul JEAN-ORTIZ, un célèbre ancien de l’Inalco, sinisant, trop tôt décédé. Mais le maître d’ouvrage a été Laurent FABIUS qui m’a repérée sur le dossier afghan lorsque j’étais sous-directrice de l’Asie méridionale. 


L. A. – En tant que diplomate, quelle est la place des langues dans votre travail ? 


V. R. L. – D’abord, la langue est bien évidemment un atout qui donne une grande ouverture d’esprit. Pour un diplomate, comprendre la langue du pays d’affectation est stratégique. Lire les tracts, les affichages, les notes laissées sur les tables, les cahiers de ses voisins (rires) sont des éléments intéressants d’appréciation d’une situation. Il y a eu au Quai d’Orsay des velléités de supprimer la filière Orient. Les tenants de la filière se sont organisés pour résister à cette perspective car il est évident que lorsque l’on est en poste, surtout dans des zones difficiles, par exemple en Irak, au Yémen, en Afghanistan, ou au Pakistan, être capable de lire la langue locale est vital. Eric FOURNIER, également ancien élève de l’Inalco en hindi et ourdou du Quai d’Orsay disait : « vous vous baladez dans un pays de grande tension, s’il y a écrit sur le mur de l’ambassade ‘mort aux Français’ c’est utile de pouvoir le lire et de prendre les mesures qui s’imposent ». 


L. A. – Quels sont les enseignements que vous avez retirés de votre carrière, notamment de votre parcours atypique ? 


V. R. L. – En premier lieu, je conseillerais aux étudiants de présenter les concours s’ils en ont la possibilité. Je n’ai pas pu les présenter. Sans concours, on peut se retrouver en situation de précarité : après un contrat de deux trois ans qui se termine, on se demande ce qu’on va faire après… En revanche, il est clair que, pour moi, ces années de terrain aux Nations Unies ont été passionnantes. Je n’aurais pas eu cette expérience si j’avais été recrutée d’emblée par concours au Quai d’Orsay. Car les carrières au ministère des Affaires étrangères ne favorisent pas les allers et retours entre les organisations internationales et le ministère. C’est dommage car mon parcours de terrain, peu fréquent, a intéressé les hommes et les femmes politiques que j’ai pu rencontrer. Par exemple, cela m’a permis d’être recrutée en cabinet ministériel. Un diplomate de carrière va de poste en poste et d’ambassade en ambassade mais il a très peu d’exposition aux réalités de terrain. J’ai eu la chance d’en avoir et c’est ce qui fait la différence. J’en veux pour preuve le fait que certains au Département souhaitent inciter la direction des ressources humaines à créer des parcours professionnels, des filières, qui intègrent ces allers et retours entre la diplomatie nationale et la diplomatie multilatérale. À une époque où notre influence passe aussi par la politique que nous menons au sein des organisations multilatérales, - à l’OSCE, 57 états participants- c’est essentiel.
Pour mon cas personnel, Jacques AUDIBERT, le conseiller diplomatique du Président HOLLANDE, et Paul JEAN-ORTIZ l’ancien conseiller, ainsi que d’autres ont vu ce que pouvaient apporter au Quai une énergie et une pensée un peu différentes. Maintenant j’ai été intégrée au Quai d’Orsay dans un grade très élevé, et j’en suis extrêmement reconnaissante à ceux qui m’ont nommée. Mais quoi qu’il advienne, gardez la liberté : être libre en pensée, en actes, tout en étant loyal à l’institution qui emploie, est un véritable atout..


L. A. – Quel message aimeriez-vous transmettre aux étudiants de l’Inalco qui se passionnent pour des langues étrangères ? 


V. R. L. – Si les élèves de l’Inalco choisissent d’apprendre des langues c’est qu’ils sont passionnés par l’autre, par les autres civilisations, et mon conseil serait de garder cette ouverture vers l’autre, ce regard à l’autre, car c’est un outil indispensable pour travailler dans le domaine des relations internationales et de la diplomatie. Si les étudiants de l’Inalco peuvent, en apprenant des langues, se mettre à la portée des autres, ils offrent aussi l’image d’une France diverse et tolérante. La France a besoin de personnes qui s’engagent personnellement, pas uniquement dans leur carrière, mais dans l’image de la France. La diversité et la tolérance sont remises en question malheureusement aujourd’hui et ce repli sur soi est difficile à vivre. On le ressent beaucoup à l’OSCE. Pourtant à l’OSCE, je suis entourée de diplomates talentueux qui maîtrisent de nombreuses langues, russe, allemand, serbo-croate, italien, espagnol. C’est impressionnant et cela force l’admiration.


L. A. – Vous avez un poste stratégique en Autriche à l’OSCE entre Est et Ouest, quelle est votre vision du dialogue entre ces mondes aujourd’hui?  


V. R.L. – L’OSCE a été pensée et sa charte constitutive a été négociée pour créer un espace de dialogue. Il y a eu un moment de grâce après la guerre froide, pendant lequel on a pensé que l’ensemble des acteurs de l’architecture de sécurité européenne se réunirait autour des principes d’Helskinki et de la charte de Paris, qui, je dirais, est passé. Par exemple, le dernier Conseil Ministériel à Hambourg[7] a été très dur. Les positions russes ont été très brutales et la confrontation de la guerre froide est là à nouveau. Nous avons des convictions, un modèle ; notre action est fondée sur la Charte des Nations Unies, les principes d’Helsinki[8] et la Charte de Paris,[9] la protection des Droits de l’Homme, la liberté d’expression, la liberté de religion, la liberté de rassemblement, la protection de journalistes, l’intégrité territoriale, le respect des frontières internationalement reconnues…et nous ne devons pas lâcher une once de cet espace. 

L. A. – En guise de conclusion, souhaitez-vous parler d’un sujet qui vous tient à cœur et que vous n’avez pas abordé jusqu’à présent?


Je ne vais pas faire de géostratégie mais simplement je voudrais dire que la diplomatie c’est un métier du verbe, c’est un métier humain. Ma vision de la diplomatie c’est de dire les choses, sans brutalité et clairement, et de négocier sans forcément concéder, car ce n’est pas la même chose. Il s’agit de négocier des avantages mutuels, et dans ce contexte là, les relations humaines, l’intégrité humaine, la loyauté, l’honnêteté sont des éléments indispensables, je dirais même stratégiques pour travailler correctement et pour continuer à promouvoir les valeurs que les diplomates doivent promouvoir. Finalement, il faut que nous puissions travailler en équipe et là je voudrais rendre hommage à celle que nous formons ici à la Représentation Permanente de la France auprès de l’OSCE. Nous sommes une équipe extrêmement unie, de personnes très compétentes fondamentalement et qui au fur et à mesure des interactions partagent ces compétences et se renforcent mutuellement. Mon message personnel serait de tisser des liens, d’apprendre auprès des autres, d’être ouvert et de s’enrichir en permanence de la présence des autres. En s’engageant dans l’apprentissage de langues étrangères les étudiants sont sur le bon chemin ! 

Vienne, le 13 décembre 2016


[1] L'OSCE compte 57 états participants en Amérique du Nord, en Asie et en Europe, et elle est la plus grande organisation de sécurité régionale du monde. L’OSCE développe une approche globale en traitant des trois dimensions de la sécurité : la dimension politico-militaire, la dimension économique et environnementale, et la dimension humaine. 

[2] Voir la biographie de Léonie ALLARD, membre du conseil d’administration  page X

[3] Premier Ministre du Cambodge (1998-aujourd’hui) et Premier Ministre de la République populaire du Kampuchéa (1985-1993).

[4] Faction du Front national de libération du peuple Khmer dirigée par Son Sann. 

[5] Faction dirigée par le prince Norodom Sihanouk, deux fois roi du Cambodge (1941-55 et 1993-2004), succinctement Chef d’Etat, Premier Ministre et Président.

[6] Suite à l’accord de paix de 1991, des élections législatives libres sont organisées en 1993 sous l’égide des Nations-Unies

[7] Le Conseil ministériel est la réunion annuelle des Ministres des 57 États participants de l’OSCE. Au cours de celle-ci sont définies des priorités et sont adoptées des décisions. Il a lieu en fin d’année, dans le pays exerçant la Présidence annuelle de l’OSCE.

[8] L’Acte final de Helsinki affirme 10 principes qui constituent le « Décalogue de Helsinki » : 1) L’égalité souveraine des Etats ; 2) Le refus de la menace ou de l’usage de la force ; 3) L’inviolabilité des frontières ; 4) Le respect de l’intégrité territoriale des Etats ; 5) Le règlement pacifique des différends ; 6) La non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats ; 7) Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion et de croyance ; 8) L’égalité et droit à l’autodétermination des peuples ; 9) La coopération des Etats ;10) Le respect de bonne foi des obligations internationales.

[9] « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » est adoptée en 1990 par les Etats participants à la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (ex-OSCE). Elle consacre la fin de la guerre froide et donne à la Conférence les moyens de répondre aux nouveaux défis en la dotant d’institutions permanentes (Secrétariat, Bureau des Elections, Centre de Prévention des conflits) et de capacités opérationnelles.

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